Laure Gauthier
La pièce
Piece for Soprano coloratura,
ensemble and electronics.
Festival Verdi, Teatro Regio di Parma, Italy
Texte de Laure Gauthier, Musique de Fabien Levy
Première mondiale : 13 octobre 2016, 20:30.
Teatro Regio di Parma.
Voir le site du compositeur Fabien Levy.
Voir « Schiller Gala » sur le site du Festival Verdi.
Enregistrement de la création le 13 octobre 2016
au teatro Farnese de Parme (Italie)
Commande Teatro Regio, Italie.
Silvia Frigato (soprano),
Ensemble Ex Novo,
Direction : Tonino Battista
Laure Gauthier. À propos de « Nun hab’ ich nichts mehr »[1] — un mikado de lumière ou l’absence qui nous regarde
Avant d’écrire ce texte, je n’avais jamais écrit de texte bref, de « poème », préférant toujours le mouvement qui se crée dans la langue au fil des pages à celui de la page : chercher dans la succession à créer des masses, des rythmes, des silences, et entendre gravir les voix poétiques dans la durée, dans des temporalités variées ; soumettre la ou les voix poétiques aux aléas du temps donc et faire le choix de les exposer à la menace, plutôt que de les « recueillir » en poèmes. Trois voix contre une dans marie weiss rot / marie blanc rouge (Delatour, 2013) qui met en scène la menace faite à la poésie dans un semblant de drame bourgeois ; la voix intérieure d’un vieil homme s’isolant dans un hospice finalement menacée et recouverte par la narration de vrais-faux faits-divers dans « La cité dolente » (Châtelet-Voltaire, 2015) ou encore la violence des gros titres, de la raison et de l’idéalisation dans kaspar de pierre (à paraître, La Lettre volée, 2017) et celle faite au corps (de la langue) dans je neige (entre les mots de villon (à paraître, La Lettre volée, 2018).
Quand Fabien Lévy me propose d’écrire un poème pour une soirée « around Schiller » dans le cadre du Festival Verdi, organisé par le Teatro Regio de Parme, je me suis demandé si je pouvais dialoguer avec la poésie d’un des principaux représentants de l’esthétique classique allemande engloutie. À la relecture de ses poèmes, je décide de laisser de côté cette partie de son œuvre, à mes yeux forclose, forteresse poétique à regarder de loin, de la vallée, comme on aperçoit de la route un château cathare sur un sommet. C’est en revanche le souvenir d’une de ces tragédies qui s’impose à moi comme questions posées à la poésie : je choisis de relire les derniers moments de la reine Marie Stuart, dans la pièce éponyme, publiée en 1800, trouvant dans le déchirement entre dénuement et possession, liberté intérieure et claustration des questions soulevées dont le soufflet n’est pas retombé ; et, dans la situation dramatique figée, suffisamment à défaire et inscrire ailleurs pour pouvoir refaire de la poésie, encore de la poésie, autrement, mais en se parlant…. à voix basse et intermittente. Ce dialogue avec Schiller est une contrainte librement consentie.
Le titre du poème (« Nun hab’ich nichts mehr », « À présent je n’ai plus rien ») est une citation de la reine Marie Stuart qui correspond au moment où celle-ci accepte la sentence qui la condamne à l’échafaud et où elle se départit de ses biens terrestres avec dignité, dans la maîtrise de ses affects (V, 9). Pour le dramaturge allemand, c’est précisément l’acceptation de la mort et de son sort, la maîtrise de ses émotions comme l’humilité dans le dénuement, qui permettent d’accéder à la grâce et à la dignité (voir son essai « Von Anmut und Würde »). Chez Schiller, les catégories éthiques et esthétiques s’harmonisent.
Bien sûr je dois pour respirer faire un pas esthétique de côté, et chercher l’air ailleurs tout en conservant la question que pose Schiller, celle du beau et du sublime à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, sur le seuil entre une esthétique des Lumières à la Winckelmann et les premiers remous de la modernité, l’esthétique de la perte, notamment celle de l’aura. J’entends les remous 1800, cette ligne de partage des eaux depuis un autre siècle où bruisse hélas encore la modernité tardive, épuisée de pertes et des eaux nouvelles qui n’oublient ni l’écluse 1800 ni la Catastrophe / l’humanisme oui n’était qu’un fantasme /, mais sont un barrage plus loin. Imaginer malgré les gravats d’images, d’archives, de gros-titres, d’objets et d’évaluations, qui nous empêchent de déglutir, le dénuement.
J’ai transposé la scène des adieux de la reine Marie Stuart en choisissant de mettre à terre la transcendance, ne revenons pas en arrière, il y a tant à aller dans le Val. Envisageons la question du beau à hauteur d’yeux, en éliminant les allusions à l’au-delà et à la présence du Christ, pour ne conserver qu’un seul mouvement : celui de l’acceptation du dénuement, psychique et matériel, épreuve extrême pour accéder à la liberté intérieure, cette « souveraineté » dont parle mon texte à la fin. À une époque qui s’est dite postmoderne, pourtant percluse de dialectique sauvage entre la possession élevée au rang de principe absolu et la pauvreté extrême, entre l’avidité de la surface et la prétention à la profondeur, il est important de reposer la question du beau et du dénuement. Bien sûr, pas se départir de biens terrestres pour baigner dans l’éther de Novalis ou l’au-delà monothéiste, mais poser la question du dés-ensevelissement pour libérer le regard, regarder pas voir ; être regardé, accepter ce risque et ne pas être rivé à l’image, mais observé de l’autre rive, par l’autre.
Schiller avait pressenti l’émergence de la modernité, caractérisée par la perte, chez lui la « perte » du sublime qu’il évoque dans « Les Dieux de la Grèce » (« Die Götter Griechenlands ») avec des accents hölderliniens ; mais sa résolution classique voulait rétablir l’équilibre dont le modèle absolu était celui de l’Antiquité. Ce fantasme antique, ce désir d’équilibre apparaît une seule fois à la fin du poème, dans une citation en allemand des « Dieux de la Grèce », comme un moment défunt, mais lumineux, instant bref, dépassé, « citation » d’un état antérieur, joli grumeau. Un coup d’épée dans l’histoire littéraire comme la cité idéale de Sabbioneta en est un, architectural, figé dans la plaine du Pô. Ville idéale vide. Ce à quoi mène l’idéal. À ce moment le texte est « centré », ignore la fissure, ou la tension inscrite pourtant dans tout le poème au centre de la page,
En effet, j’ai déplacé le centre de gravité vers l’acceptation de l’absence et l’interrogation sur le regard comme tension entre intériorité et extériorité. La problématique du sublime est remplacée par la question du regard dans l’art.
Le sublime en tant que transcendance de l’œuvre d’art n’est plus, et l’on ne déplore plus que la baudruche se soit dégonflée. Mais il demeure la force souveraine de ce qui nous échappe, le regard de ce qui est absent, la force évocatrice du globe vide des yeux sur les visages de bronze, le cou et la tête perdue de la Venus de Praxitèle ou encore les pieds « coupés » qui font défaut à la statue de Zeus. Ce qui nous rend « souverains » (ce qui est donc en lieu et place de la liberté intérieure de la reine schillérienne Marie Stuart) n’est plus seulement notre contemplation des statues des dieux grecs, mais leur regard, ou, pour parler avec Didi-Huberman, pas seulement « ce que nous voyons », mais aussi « ce qui nous regarde »[2]. Je détourne bien sûr ici le sens du titre de Didi-Huberman pour qui c’est l’art minimaliste, tel que l’incarne par exemple le parallélépipède de Donald Judd, qui incarne le mieux un art « qui nous regarde », car débarrassé de tout anthropomorphisme, un art sans retrait ni aura, ou « rien ne s’exprime, car rien ne sort de rien »[3], un art qui peut nous regarder, car il est vidé de par sa forme de toute émotion. J’ai choisi, moi, ce regard porté à des statues grecques, autrement. Notre regard est lavé de la transcendance et a oublié la référence divine de ces bronzes, qui ne sont que corps verts nous faisant face, nous en-visageant. C’est donc ce que l’on ne possède pas, ce qui nous échappe, une absence en profondeur qui est autre, l’autre de l’art, qui nous ouvre, ouvre le beau en nous. Lacan dirait : nous rend « tableau »[4]. Pas un symbole, ni une intériorité, mais une présence propre à l’art. Et la capacité aujourd’hui de voir ces bronzes dans les yeux et de les laisser nous envisager, autrement qu’en 1800. On a envoyé balader à la fois l’idéalisation classique et l’esthétique de la perte. Mais je ne veux plus non plus nager sans cesse dans la boue posthume, dans la citation mortifère ou le cynisme étriqué.
Non : des corps de bronze aux yeux vides nous regardent. Et c’est beau, le temps du regard sur fond de nuit.
La présence d’un trou. Manquant à un corps de bronze, ou une tête manquant à un nombril sans chair qui ne fait plus signe ni vers un Parnasse oublié ni vers un corps réel. Ce corps compris comme altérité d’art, creux en dedans. Pensons aux statues bourgeoises aux yeux pleins qui peuplent nos villes et nous dé-visagent, ces statues qui ne nous regardent pas, magistralement pleines, extérieures. Et soudain la difficulté autre à soutenir le regard d’un bronze creux, repêché de Méditerranée. Ou celle à relire Schiller repêché du XVIIIe siècle, mais les sédiments font partie de ce qui nous regarde. La traversée compte.
La voix que l’on entend dans le poème est celle d’une femme anonyme dont on peut deviner qu’elle va mourir. Sans cheveux et sans lamentations, elle observe des bronzes et des marbres grecs qui la regardent.
À droite de la page de « nun hab’ ich nichts mehr » se trouve tout ce qui relève de la souffrance de cœur ou de corps de cette femme, associée au vert. À gauche se trouve l’effet transfigurant de la contemplation des bronzes « verts ». Le visage que nous dessine le regard des bronzes. Peu à peu le « côté gauche » l’emporte, même si cet effet est transitoire. Entre les deux une tension, au centre de la page. Torsion puis moment d’équilibre à la fin, juste avant la citation de Schiller : équilibre bref sur deux lignes, mais reste au centre un creux — du blanc - faille insurmontable en nous, mais que l’on ne déplore pas. Moment de lumière malgré ou avec le vide, comme on glisse entre deux congères, le beau et la souffrance, acceptation mouvementée de la perte puis imaginer un prochain massif comme on sourirait à la modernité en trouvant des moments de lumière, non pas un équilibre précaire, mais un déséquilibre brièvement souverain, un MIKADO DE LUMIÈRE.
Et tout au long du poème, ces regards qui se croisent. Et l’œuvre de se jouer au centre de la page entre côté droit et gauche, entre ce qu’elle regarde et ce qui la regarde.
Il n’est plus question que de regards. Ici c’est le jeu entre la surface et le plein (peau de bronze ou de marbre, intérieur vide / femme au corps malade, intérieur plein), entre l’absence et la présence, entre les yeux vides qui la regardent et les yeux pleins de la femme, mangés par le crabe, qui bientôt ne seront plus.
Tout ce que j’écris vise une non-déploration de l’absence (d’ou le drame en quatre chants que j’écris, « le terme des lamentations »), la tentative même après tous les âpres désenchantements, de faire signe vers la musique, dans une langue parlée qui maintient la tension entre une poétique de la présence et de l’absence. La capacité à s’émerveiller sans innocence, avec sur la peau le souvenir du pire, possible à venir, pouvoir accueillir la faille blanche, la ligne au centre du poème, en son sein, en sa phrase, n’espérant pas plus que de lever les yeux vers une œuvre qui nous regarde.
[1] Pièce pour soprano, clarinette, guitare électrique, piano et accordéon ; Commande du Teatro Regio de Parme. Texte de Laure Gauthier, propos tiré de « Maria Stuart » de Friedrich von Schiller ; Musique de Fabien Lévy (éditions Ricordi). Création mondiale le 13 octobre 2016 au Teatro Regio de Parme.
[2] Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992.
[3] Ibid, p. 34.
[4] Lacan consacre une partie du Séminaire XI à l’objet regard où il sépare vision et regard et dit notamment « Dans le champ scopique, le regard est au dehors, je suis regardé, c’est-à-dire je suis tableau » (Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 89. Voir aussi Antonio Quinet, « Le trou du regard », in lacanian.memory.online.fr).
Mise en musique du poème, par Fabien Lévy.
Première partie
Deuxième partie
Troisième partie
Quatrième partie
Cinquième partie
© Ricordi Verlag (Sy. 4488)
Laure Gauthier
Née en 1972 à Courbevoie (92), Laure Gauthier est poétesse et auteur d’essais. Elle vit à Paris.
Après des études de littérature allemande effectuées à l’université de Paris-Sorbonne et à l’université de Hambourg, Laure Gauthier soutient en 2003 sa thèse de doctorat sur les débuts de l’opéra en Allemagne au XVIIe et XVIIIe siècles.
Elle a publié de nombreux articles, co-dirigé cinq ouvrages collectifs et rédigé une monographie sur le premier opéra permanent de langue allemande (L’opéra à Hambourg. Naissance d’un genre, essor d’une ville, PUPS, 2010). Ses publications scientifiques portent notamment sur les liens entre la musique et le texte (du XVIIe siècle à l’époque contemporaine), sur la philosophie de la musique à l’époque moderne et contemporaine et sur l’intermédialité, sur les liens entre son, image et mot. Elle contribue également à la revue « Vacarme » et au site de poésie contemporaine « Sitaudis.fr ».
Dans ses textes poétiques elle entend faire sortir le langage de ses gonds, l’arracher à sa géographie. La fragilité et la transparence de l’être y entrent en tension avec les obsessions de la société – la violence, l’étouffement du langage poétique, le sacrifice de l’intime notamment au travers de clichés photographiques et de faits divers, l’obsession de l’origine et l’exotisme. Bien qu’au comble de sa fragilité, la poésie ne saurait-être « recueillie » : c’est au moment de son exposition maximale qu’apparaît sa force. Ainsi Laure Gauthier écrit-elle non pas des poèmes en recueil mais des récits poétiques où la langue est menacée par l’intrusion de la prose (La cité dolente), de dialogues et de didascalies (marie weiss rot / marie blanc rouge) ou de vrais ou faux faits divers et gros titres (kaspar de pierre ; je neige).
Son site : https://www.laure-gauthier.com/